L’esprit de la constitution et de la compétition politique

Fuente: 
La Presse
Fecha de publicación: 
24 Dic 2012

Au-delà des doutes sur l’efficacité réelle du dialogue national sur la Constitution dans les régions, le texte est vivement critiqué par les constitutionnalistes qui y voient «une régression». Quelle vision de la Tunisie future véhicule-t-il ? Reflète-t-il l’esprit revendicatif du 14 janvier ou l’idéologie conservatrice de la classe politique au pouvoir après le 23 octobre ? Protège-t-il suffisamment les droits et les libertés fondamentales ou prépare-t-il à l’institution progressive de l’Etat théocratique ?
Pr Mohamed Haddad, président de l’Observatoire arabe des religions et des Libertés, répond aux questions de La Presse. Il est enseignant chercheur, spécialiste en civilisation arabe et histoire des religions. A son actif, trente ans de travail sur le discours religieux...

L’esprit de la constitution et de la compétition politique ne doit pas être l’esprit des croisades...

L’Observatoire arabe des religions et des libertés que vous dirigez participe à l’élaboration de la constitution avec des propositions qui se veulent conciliantes entre la vision islamiste et celle des droits et des libertés. Vos propositions sont-elles prises en compte ?
Nous avons travaillé sur un rapport qui compte dix zones d’ombre avec des propositions concrètes qui essaient de prendre en considération les exigences de la future constitution et les équilibres politiques actuels. Mais, c’est seulement dans le deuxième projet de préambule que l’ANC a pris en compte une de nos propositions; celle qui concerne l’article 10. L’ancienne version liait à tort les droits de la femme aux droits de la famille. Dans notre proposition, nous avons demandé à scinder l’article en deux, à dégager nettement les droits de la femme  et à éliminer la notion  «droits de la famille» parce que ces «droits» n’existent pas juridiquement.
Pour le reste, je pense que la société civile et plusieurs députés sont conscients que le texte actuel doit être amélioré. Il reste très vague et ce n’est dans l’intérêt de personne. Avec toutes les ambiguïtés qu’il y a, on aura besoin de faire des interprétations très divergentes exactement comme si on n’avait pas de constitution...
Nos constitutionnalistes pensent que les zones d’ombre de ce projet viennent justement de la recherche d’un compromis entre deux visions profondément divergentes. Pensez-vous que ce compromis soit possible, notamment sur les dissensions autour de la relation Etat/religion ?
Il existe deux types de compromis : le compromis positif et le compromis négatif. Le compromis positif est atteint lorsqu’on discute du fond d’un problème pour aboutir à une formulation adéquate. A l’opposé, le compromis négatif est bricolé pour masquer et éluder les divergences qui persistent. On s’aligne sur des expressions bateau où chacun peut trouver une interprétation à son goût. Sur plusieurs sujets, l’ANC a choisi le compromis négatif. Or, ce n’est pas ce qu’attend le peuple d’une constituante qui lui coûte cher. On attendait un travail beaucoup plus rigoureux. Ce manque de rigueur a une autre raison qui est l’absence des spécialistes en droit constitutionnel; il n’y en a qu’un seul dans la Constituante. On aurait pu trouver d’autres solutions comme d’avoir un comité d’experts. On aurait pu en constituer un avec des personnalités comme le Pr Kaïs Saïed et bien d’autres constitutionnalistes prêts à travailler bénévolement.
L’article 1er ne fait pas de référence à la charia, mais pensez-vous qu’il soit suffisamment explicite sur le caractère civil de l’Etat ?
Nous proposons justement d’introduire le terme «Etat civil» qui manque dans l’article 1er. Cette mention est indispensable et centrale à l’article 1er. C’est vrai que dans un raisonnement juridique, la mention n’a pas de sens ; l’Etat est par définition une institution civile, non religieuse. Mais on est dans un contexte spécial qui nous impose d’être explicite. La formule «Etat civil» a d’ailleurs été inventée par le réformiste musulman Mohamed Abdou, mais les frères musulmans continuent de la refuser; «civil» signifie «laïc» pour eux.
Nous précisons donc : «La Tunisie est un Etat civil, libre, indépendant, souverain, sa religion est l’Islam, sa langue est l’arabe». La raison de cette précision est qu’en 59, elle n’était pas nécessaire; la menace était dirigée contre l’indépendance du pays, alors que ce qui est menacé, aujourd’hui, c’est le caractère civil de l’Etat, même s’il y a visiblement consensus sur cela et pas du tout sur la charia. Il y a consensus sur le caractère civil de l’Etat, sur la liberté et l’indépendance de la Tunisie, sur la souveraineté, sur l’islam et sur l’arabité... Nous proposons qu’on mette tout cela à l’article 1er et qu’on mentionne que cet article n’est pas amendable, plutôt que de mentionner cinq éléments disparates. Dans l’avant-projet, il y a un article qui énumère cinq éléments non amendables, parmi lesquels «l’Islam comme religion de l’Etat». En réalité, c’est une tricherie avec laquelle on casse le consensus de l’article premier de la constitution de 59 sur lequel a été construit l’Etat civil.
Il est notamment reproché à ce texte de ne pas faire référence aux droits de l’Homme alors qu’il les mentionne plus d’une fois. Pourquoi?
Parler des droits de l’Homme dans l’absolu ne signifie rien. Aucun régime de la planète aussi dictatorial soit-il ne dit qu’il est contre. Donc le fait de les mentionner sans référentiel ne signifie rien. Sur ce plan, nous avons proposé une disposition claire qui précise : «Les droits de l’Homme dans leur acception universelle et tels que définis par les conventions et les traités internationaux ratifiés». Après, les gouvernements auront toujours la latitude de ne pas ratifier un texte s’ils considèrent qu’il est inacceptable, ou de faire des réserves sur des articles. Mais normalement dans une constitution, la règle générale c’est de s’inscrire dans l’universel. L’exception c’est de refuser certaines dispositions si elles se révèlent contraires à la culture du pays et cela relève du particulier. Donc, la règle c’est d’être dans l’universel et l’exception est d’être dans le particulier et non pas le contraire. Il n’y a aucune raison pour que le citoyen tunisien ait des droits moindres que ceux d’un Français ou d’un Anglais... Nous remarquons que lorsqu’il y a eu des persécutions, les islamistes n’ont pas choisi de se réfugier au Soudan ou en Afghanistan mais ils se sont réfugiés à Paris et à Londres; dans les pays où les droits de l’Homme sont appliqués dans leur acception universelle...
Mais, les députés islamistes refusent cette référence, invoquant l’absence de référence à la charia...
C’est un faux argument parce qu’il n’y a pas de relation entre les deux. Les deux références sont incomparables. Les droits de l’Homme ne sont pas une législation, ce sont des principes d’ordre universel qui sont censés être donnés à la personne humaine en tant que personne humaine. Nous n’avons pas demandé de s’appuyer sur le code français ou le code suisse. Il ne s’agit pas de se référer à une législation mais à des principes de base. Lorsqu’on dit que la personne humaine ne doit pas être torturée, elle ne doit pas l’être quelles que soient sa nationalité, sa religion et sa culture. On ne peut pas comparer un ensemble législatif comme la charia avec un ensemble de principes généraux comme la Charte universelle des droits de l’Homme.
Une autre référence est éludée dans le projet de Constitution : le Code du statut personnel. Pourquoi cette omission et comment y parer ?
 Là aussi, on parle des droits de la femme dans l’absolu, ce qui n’est pas suffisant car même les groupes les plus obscurantistes en parlent. D’un autre côté, il y en a qui demandent à constitutionnaliser le Code du statut personnel comme référence à ces droits. Si on passe au vote, les équilibres politiques étant ce qu’ils sont, il y aura une majorité nette qui va refuser cette constitutionnalisation et mener à un blocage. Nous avons proposé une solution médiane qui consiste dans la formule suivante : «Il incombe à l’Etat de protéger les droits de la femme, notamment ceux acquis après l’indépendance». Je travaille depuis trente ans sur les discours islamistes et je les comprends de l’intérieur. La revendication du parti islamiste est de dire qu’il y a des droits antérieurs à l’indépendance. Dans notre formulation, nous reconnaissons implicitement ces droits, mais nous précisons que l’enjeu se rapporte surtout aux droits instaurés après l’indépendance. Le parti Ennahdha ne prend pas position contre le CSP en général mais contre la question de l’adoption.
Outre la polémique sur la complémentarité, pensez-vous que le texte actuel soit explicite sur l’égalité entre les hommes et les femmes ?
L’emploi de la formule «égalité hommes-femmes» a été évité. On explique ce refus par le fait qu’il n’y a pas d’égalité absolue et que les inégalités sont naturelles. Mais, dans une Constitution, nous ne parlons pas d’égalité naturelle. Nous parlons précisément d’égalité juridique. Dans le texte, il y a cette formule vague qui dit : «Tous les citoyens sont égaux en droits et devoirs»... Oui, mais encore faut-il que les droits et les devoirs soient instaurés selon le principe de l’égalité. On peut être égaux devant une loi qui n’est pas égalitaire. Si la loi permet d’avoir un recrutement selon le sexe et les pourcentages, nous serons égaux devant la loi, mais c’est la loi qui ne sera pas égalitaire...
Il faut que la formule «égalité hommes-femmes» soit mentionnée. Nous insistons sur l’égalité hommes-femmes en termes d’éducation, de travail... pour qu’on ne vienne pas un jour empêcher les femmes de travailler en raison du chômage, ou bâtir les politiques de recrutement sur la base du sexe et des pourcentages comme cela se fait dans certains pays du Golfe.
Au fond, en évitant de parler d’égalité, ils pensent à la question de l’héritage qui est une exception  et veulent mettre les exceptions au niveau de la constitution. C’est grave que la constitution soit construite sur les exceptions et non sur les principes généraux.
L’article 4 continue à faire polémique. Quelles sont ses principales zones d’ombre et comment les dépasser ?
Dans le projet on lit : «L’Etat est le protecteur de la religion, le garant de la liberté de croyance et de la pratique des rites religieux, le protecteur de ce qui relève du sacré, le garant de la neutralité des mosquées quant à la propagande partisane». Nous proposons une formule qui pourrait faire l’objet d’un consensus positif. Elle précise d’abord ceci : «L’Etat veille sur les cultes », parce que la religion c’est quelque chose de très vaste avec une grande part d’intime où l’Etat ne doit pas s’ingérer. L’Etat ne doit s’occuper que de l’expression collective de la religion, d’ailleurs aussi bien pour la religion musulmane que pour les religions des minorités. «Protecteur», c’est un mot très fort, comme s’il y avait des croisades, comme si la religion était en état de se défendre. Or, on n’est pas dans une guerre religieuse. Il suffit que l’Etat veille sur le culte.
«L’Etat garantit la liberté de croyance» vient en effet de la constitution de 59. Nous l’avons étudié et en revenant aux débats de la Constituante de l’époque, nous avons trouvé qu’il y avait une divergence entre ceux qui proposaient liberté des religions et ceux qui préféraient l’expression liberté de croyance. Ceux qui proposaient liberté de religions voulaient qu’elle soit définie dans le cadre du monothéisme. Les autres préféraient liberté de conscience pour englober ceux qui n’ont pas de religion. La présence des communistes. Finalement, la constituante de 59 a retenu la formule liberté de croyance qui signifie ce qu’on appelle aujourd’hui liberté de conscience. C’est pour cela que nous proposons d’ajouter «liberté de croyance et de conscience». En fait on ajoute rien mais c’est l’état d’esprit qui a changé. A l’époque, lorsqu’on parlait de liberté de croyance, on comprenait liberté de conscience, ce qui n’est plus évident aujourd’hui. Maintenant, croyance  signifie religion.
Après les nombreux débats qui l’ont entourée, la notion de sacré est quand même retenue avec toutes les possibilités d’interprétation qu’elle implique...
On aurait préféré qu’il n’y ait pas du tout d’allusion au sacré dans la constitution. Mais,  pour arriver à un compromis, nous demandons d’ajouter après la disposition «l’Etat protecteur de ce qui relève du sacré» la précision suivante : «Tel que défini par la loi». On ne peut pas laisser aux groupes la définition du sacré. Et puis, contrairement à ce qu’on dit, les lois tunisiennes protégeaient déjà suffisamment le sacré. Dans les lois en vigueur depuis l’indépendance, on considère que l’atteinte au sacré est une atteinte à l’ordre public où l’Etat peut intervenir. Nous avons aussi les lois sur les bonnes mœurs... Malheureusement on veut tromper l’opinion publique et on veut installer un climat de peur pour dire que notre religion et nos valeurs sont menacées. En réalité, il n’y a pas de croisades... Par ailleurs, si l’Etat se charge de protéger le sacré, il doit aussi protéger la personne. Il doit interdire l’atteinte à la personne, au nom de la protection du sacré. Nous proposons alors d’ajouter «L’Etat interdit d’agresser autrui en l’accusant de mécréance».
Au sujet de la neutralité des mosquées, nous demandons de mentionner la propagande politique en général et non seulement la propagande partisane. Dans le projet, on a parlé de neutralité dans l’absolu pour l’administration, pour l’armée... Pourquoi, à propos des mosquées, on change le terme de propagande politique par celui de propagande partisane ? Les mosquées doivent être exemptes de toute propagande !
Outre les ambiguïtés et les zones d’ombre, vous critiquez l’usage des termes inappropriés. Quels sont ces termes ?
Nous avons une objection particulière sur le terme «Tadafoô». D’abord ce n’est pas un terme juridique, ensuite c’est un terme connoté de violence. En consultant les références absolues en matière de lexicologie arabe, on le définit avec une connotation de violence. Ceux qui l’ont utilisé disent que c’est un terme inspiré du Coran. En vérité, le verset 51 de la sourate «El Baqara» et le verset 40 de la sourate «El Haj» n’évoquent pas une compétition politique mais ils évoquent un combat entre la foi et la mécréance. Projeter une expression utilisée dans le cadre du combat pour la foi sur la constitution et sur la compétition politique qui n’est pas une compétition entre croyants et mécréants, ni entre un parti qui tient seul la vérité et d’autres partis qui sont dans l’erreur, est très grave. Nous avons montré que les grands exégètes depuis Ettabari jusqu’à Fadhel Ben Achour, ont tous été d’accord pour dire que ce terme est lié à un combat pour la foi et pas du tout à une compétition politique. L’esprit de la Constitution et de l’organisation de la compétition politique n’est pas du tout l’esprit des croisades ou du prosélytisme, sinon on ne s’en sortira plus.
Vous relevez aussi l’usage inapproprié de la notion de droit. Quels risques y a-t-il ?
Dans une constitution, il faut que le terme droit soit employé précisément et exclusivement comme terme juridique. Sinon on risque la banalisation et le nivellement par le bas des droits. Si on met sur un même niveau les droits de l’Homme et le «droit au mariage», comme on peut le lire dans le texte, on fait une grave erreur. S’il y a atteinte aux droits de l’Homme, on va devant les tribunaux, si on n’arrive pas à trouver partenaire, on ne peut pas aller devant le tribunal administratif et astreindre l’Etat à nous marier... Ce serait une aberration juridique...

 

 

Auteur : Entretien conduit par Hedia BARAKET

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